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L’éducatrice
Maryse Gendron était debout, derrière une porte percée d’une fenêtre. Elle contemplait la pénombre d’une chambre d’enfant. Une couette à motifs de bulles recouvrait le lit étroit et, aux fenêtres, il y avait des rideaux assortis. Une veilleuse en forme de soleil diffusait une lumière jaunâtre, projetant sur le mur l’ombre d’une petite main dressée.
La journée avait été longue pour Marie-Lune Provencher, cinq ans. Et à l’issue de cette journée bien remplie, la petite s’était blessée à la main, pincé le doigt dans le tiroir d’une armoire de rangement. Marie-Lune n’avait pas voulu déposer sa main blessée dans l’eau chaude du bain. Elle l’avait tenue hors de portée de la serviette. Et maintenant, elle était couchée dans son lit, enfouie sous la couette, mais sa main blessée se dressait, droite comme un I, émergeant des bulles blanches sur fond bleu. À la lumière de la veilleuse, sa main et ses doigts se découpaient sur le mur, comme une petite étoile de mer qui se serait échouée ici, à l’unité L’Envol de l’hôpital Rivière-des-Prairies, par une improbable soirée d’automne.
Maryse Gendron était debout derrière une porte et regardait tout cela. Après quelques instants, l’étoile de mer replia doucement ses pointes et quitta la scène en un gracieux mouvement circulaire. Maryse attendit un peu, puis ouvrit la porte le plus délicatement possible. Elle fit quelques pas prudents en direction du lit, question de récolter la récompense de sa journée : voir Marie-Lune dormir. La courbe douce du front blanc. La petite forêt des cils. Les joues encore rosies par la chaleur du bain.
Après quelques instants, elle quitta la chambre. Du travail l’attendait.
Elle se rendit dans le poste de garde du personnel de L’Envol. Deux bureaux, derrière de grandes fenêtres faites de verre incassable. Des classeurs. Des tonnes de papiers.
Le poste de garde était le refuge des éducatrices et des infirmières. La vie dans l’unité, où l’on trouvait pour l’instant six enfants, mais qui pourrait éventuellement en accueillir douze, n’était pas de tout repos. Ces enfants étaient les cas les plus lourds des services sociaux. L’Envol était le bout de la ligne, le terminus, là où débarquaient tous les cas d’enfants de moins de dix ans dont personne n’était en mesure de s’occuper.
Outre Marie-Lune Provencher, il y avait David et Patrick, tous deux atteints d’autisme de Kanner. Julie, déficiente intellectuelle, régulièrement agitée par des crises inexpliquées. Et les jumeaux Deschênes, deux cas d’école de syndrome d’alcoolisme fœtal.
L’unité était sous l’autorité du psychiatre Jacques Lévesque, qui venait, trois fois par an, évaluer les progrès des enfants. On pouvait également avoir une consultation extraordinaire si la situation l’exigeait. Les ressources de l’hôpital en matière d’orthophonie, d’ergothérapie, de physiothérapie et de pédiatrie étaient à la disposition des petits pensionnaires.
Le psychologue Michel Daoust, qui relevait de la Direction de la protection de la jeunesse, visitait régulièrement la ressource, puisque les enfants qui y étaient hébergés étaient sous la tutelle légale de la jeune DPJ. En plus du personnel médical, des éducateurs s’occupaient des enfants au quotidien.
Dans la toute récente unité, il y avait une salle à manger, où les enfants prenaient leurs repas, mitonnés par la cuisine centrale de l’hôpital. Il y avait un salon, avec des fauteuils et un gros téléviseur. Le samedi matin, la musique de Bagatelle retentissait, et les six marmots regardaient Le Petit Castor, Candy, Les Pierrafeu, Goldorak, et aussi M. Magoo, éternel distrait, myope comme une taupe, qui se foutait dans tous les pièges possibles et imaginables. Il y avait de grandes fenêtres incassables et une porte qui donnait dehors, qu’on tenait toujours verrouillée.
À droite du poste, il y avait un couloir, avec une grande salle de bain, deux cabines de toilettes et une baignoire. Puis, les chambres, en enfilade de chaque côté du couloir. Toutes meublées de la même façon. Un lit. Une table de chevet. Une couette avec des bulles blanches sur fond bleu, don de la fondation de l’hôpital. Une petite chaise droite. Les portes étaient lourdes, percées d’une fenêtre. Elles pouvaient être verrouillées, théoriquement, mais ne l’étaient pas souvent en réalité. En cas de crise, des gardiens de sécurité pouvaient débouler en un clin d’œil. Ils emmenaient l’enfant dans une salle capitonnée, afin qu’il fasse sa crise sans se blesser. La salle, bien mal nommée, s’appelait L’Oasis.
Maryse Gendron était donc dans l’aquarium du poste de garde et rédigeait le rapport d’une journée importante dans la vie de Marie-Lune Provencher. Maryse était fatiguée, mais elle savait qu’elle devait écrire ce rapport, tout de suite, quand la journée était encore fraîche dans sa mémoire.
Maryse s’attabla devant la feuille intitulée « Rapport des éducatrices ». Elle écrivit sans discontinuer pendant les vingt minutes suivantes. Les mots lui venaient facilement. Et il y avait beaucoup à dire.
À leur arrivée au lieu de la visite supervisée, dans les locaux du centre-ville des services sociaux, Jeanne Provencher était déjà là. Elle était assise dans la petite pièce remplie de jouets où se rencontraient parents et enfants, sous l’œil attentif de plusieurs spécialistes, dont certains observaient la scène derrière une vitre sans tain. Michel Daoust était derrière la vitre. Maryse Gendron était entrée en tenant Marie-Lune par la main. Depuis qu’ils étaient descendus de l’auto, la fillette était nerveuse. Elle était pâle, respirait vite, et tenait très fort la main de Maryse.
Jeanne Provencher était assise sur une petite chaise, à côté d’une cuisinette d’enfant. Elle portait une robe grise. Ses longs cheveux ramenés en chignon. Ses yeux s’étaient posés sur Marie-Lune, qu’elle regardait intensément.
Pas un mot. Personne ne bougeait.
Maryse avait attendu quelques secondes, puis avait brisé le silence.
— Viens, Marie-Lune, on va aller voir maman.
La petite s’était arrêtée au milieu de la pièce. Elle ne bougeait pas. Elle fixait la grande femme.
Jeanne Provencher s’était tournée vers Maryse. Elle lui avait parlé sur un ton égal.
— Chut. Vous ne savez pas comment agir avec cette enfant ? Il ne faut pas lui parler. Elle doit être préservée.
Maryse Gendron avait pris place en soupirant.
— Je crois que nous devrons parler de tout cela, madame Provencher.
Marie-Lune avait refusé de s’approcher de la chaise de sa mère pendant de longues minutes. Elle avait progressé lentement vers la table. Puis s’était tenue debout à côté de Maryse. Et, finalement, était allée s’asseoir à côté de Jeanne Provencher.
Sur sa chaise, la petite était raide comme un piquet. Sa mère lui avait touché les cheveux, que Maryse avait soigneusement brossés ce matin. Elle avait examiné le jeans et le petit pull avec une moue de désapprobation. Elle avait sorti un sac de sous la table et en avait extirpé une robe et une brosse à cheveux. Elle avait fait un geste qui signifiait à l’enfant d’enfiler la robe.
Marie-Lune avait regardé Maryse. Maryse avait hoché la tête. L’enfant s’était déshabillée et avait enfilé la robe. La mère lui avait brossé les cheveux et fait des tresses.
Elle l’avait ensuite prise par les épaules et l’avait fixée. La petite ne faisait rien. Elle était comme absente, comme ailleurs.
Au cours des quarante-cinq minutes qu’avait duré la visite, jamais Jeanne Provencher n’avait serré son enfant dans ses bras. Elle ne l’avait pas prise sur ses genoux. Elle n’avait pas prononcé un mot non plus. Lorsque Marie-Lune avait fait mine de se lever pour aller jouer, elle lui avait fait non de la tête. Elle lui avait fait signe de s’asseoir sur une chaise, entre elle et Maryse. Elle lui avait donné un livre à lire. Elle l’avait regardée qui regardait le livre.
Puis, elle avait fait signe à Maryse de sortir et avait quitté la pièce avec elle. Marie-Lune était restée seule.
Là, derrière la porte, après s’être assurée qu’elle était bien fermée, elle s’était tournée vers Maryse.
— De quoi voulez-vous que nous discutions ?
— Eh bien, avait répondu Maryse, de tout, en fait.
Jeanne Provencher n’avait pas du tout été contente lorsqu’elle avait connu les conditions de vie à l’unité L’Envol.
— Madame Provencher, lui avait expliqué l’éducatrice, ne pas parler à Marie-Lune, ça n’est pas une bonne chose. Elle a beaucoup de retard au point de vue du langage et c’est dû au fait que vous l’avez élevée en silence. Elle doit savoir parler, et pour parler, il faut entendre d’autres gens parler.
— Vous ne comprenez pas. Vous ne comprenez pas.
Jeanne Provencher s’énervait. Elle criait. Ses joues étaient rouges. Maryse avait jeté un coup d’œil dans la fenêtre de la porte. Marie-Lune avait levé la tête.
Heureusement, Michel Daoust était arrivé en renfort. Le regard de Jeanne Provencher s’était éclairé. Elle reconnaissait l’envoyé divin.
— Madame Provencher, venez avec moi. Nous allons discuter dans une autre pièce. Mais avant, voulez-vous dire au revoir à Marie-Lune ?
Les épaules de la mère s’étaient affaissées.
— Elle ne repart pas avec moi ?
— Je crains que non, avait répondu le psychologue.
L’heure qui suivit avait été l’une des plus difficiles de sa carrière. Aucune lueur de raison ne pénétrait dans la folie religieuse de Jeanne Provencher. À la fin de la conversation, il avait dû lui assener un coup de massue : les services sociaux la considéraient comme inapte à élever un enfant et se préparaient à enclencher des procédures judiciaires pour que Marie-Lune soit placée.
Jeanne Provencher s’était effondrée. Même l’envoyé de Dieu l’abandonnait.
Quant à Marie-Lune, aussitôt sortie de la salle de rencontre, elle avait voulu retirer la robe. Elle l’avait enlevée rapidement dans les toilettes, comme si le tissu la brûlait.
— J’ai mal au cœur, avait-elle dit à Maryse.
Elle avait vomi tout son dîner dans la cuvette.
Maryse lui avait essuyé la bouche avec une serviette en papier. La petite était blanche comme un drap, mais ne pleurait pas. Maryse l’avait prise dans ses bras et l’avait serrée très fort. Elle ne pesait presque rien.
Elle l’avait portée jusqu’à la voiture.